Le dilemme du savoir stratégique : exhaustivité, ou intelligibilité ?

Publié le par Jimoni

 

[EDIT : j'ai ajouté des exemples pour tenter de concrétiser mes propos].

 

La science stratégique est une science relative. Elle ne vise pas à établir des lois déterministes. La nature de la guerre, qui est marquée par la friction clausewitzienne, l'incertitude, le brouillard de guerre, ne permet pas aux stratèges de prédire le déroulement d'un combat. L'issue du combat est également incertaine. En effet, les belligérants poursuivent des objectifs différents et il peut arriver qu'il n'y ait aucun véritable vainqueur, seulement des États qui ont plus ou moins préservé leurs intérêts. Cette incertitude est renforcée par le fait que les belligérants sont souvent amenés à modifier leurs objectifs en fonction de l'évolution de la situation stratégique, ce qui aboutit au fait que les buts de guerre initiaux soient substitués à de nouveaux buts de guerre. Dès lors, qui gagne ? Le vainqueur est-il celui qui accomplit son nouvel objectif au détriment de l'objectif initial ? Celui qui accomplit son objectif initial mais pas son nouvel objectif ? Seulement celui qui accomplit les deux ? Il n'y a pas de réponse claire dans l'absolu. En tout cas, en stratégie, il n'y a pas de déterminisme à cause de l'incertitude sur les éléments des situations stratégiques, et la complexité de ces dernières rend impossible l'établissement de lois exactes à la manière de la science physique.

Cela aboutit au fait qu'il est difficile de faire preuve de réductionnisme en stratégie. Les paramètres sont si nombreux à prendre en compte, forment une masse d'informations si complexe, que la science stratégique ne saurait se limiter, a priori, à l'établissement d'un savoir réduit. Cependant, établir une science stratégique complexe, n'est-ce pas complexifier davantage les situations stratégiques ? De fait, le stratège est confronté à la complexité. À cause de cette complexité, en général, l'efficacité potentielle des plans qu'il souhaite mettre à exécution est très difficile à évaluer. A priori, plus il tiendra compte de tous les paramètres de la situation à laquelle il est confronté, plus ses plans seront efficaces car adaptés à la situation. Le problème est que plus une situation est complexe, plus le risque d'erreurs augmente. Puis, le stratège doit agir vite. Or, réfléchir sur la base d'un savoir complexe, c'est ajouter de la complexité à la situation, donc augmenter le risque d'erreurs et ralentir la prise de décisions alors même que celle-ci doit être prise au plus vite (je vous renvoie pour cela à la boucle OODA de John Boyd).

Par exemple, si je dis que pour gagner une guerre de contre-insurrection, il faut tenir compte de l'opinion publique (en tenant compte des réalités sociologiques, historiques, etc. de tel endroit ; en tenant compte qu'il faut faire attention aux mots qu'on communique, etc. etc.), des contrastes géographiques (en montagne on peut faire si, ça, sauf s'il y a si ou ça, etc. En plaine, on a l'avantage, sauf s'il y a des creux, etc.), des réseaux de communication (pourquoi et comment on doit attaquer ceux de l'adversaire, quelles exceptions, quels dangers, etc.), de l'optimisation des armes (les armes de destruction massive sont inutiles, il vaut mieux se concentrer sur des armes de détection et de ciblage, sachant que ces armes sont moins efficaces en montagne, sauf si la montagne n'a pas de forêt, etc. blabla), etc (autres paramètres). Certes, en disant tout cela, je décris plus exactement la réalité. Cependant, comment décider et ne pas faire d'erreurs en tenant compte d'autant de paramètres ? Le passage de la réflexion à l'action n'est pas simple. Adopter une stratégie générale au regard de tous ces paramètres est, en pratique, une équation très difficile à résoudre. Cela ne fait qu'ajouter de la complexité à une situation déjà complexe qui, de plus est, est en constante évolution (ce qui aboutit au fait qu'on doit revoir la solution de notre équation régulièrement !). Manier une telle masse de connaissances est incompatible avec la nécessité d'une action rapide et efficace.

À l'inverse, un savoir plus circonscrit a l'avantage d'être plus facile à assimiler et à mettre en œuvre, et donc plus facile à manier lors d'une situation complexe. Le défaut d'un tel savoir circonscrit, malgré tout, est qu'il soit trop simpliste et ne prenne pas en compte la complexité de la situation. Or, ne pas tenir compte de cette complexité augmente également le risque d'erreurs.

Si je dis que pour gagner une guerre d'insurrection, il suffit d'obtenir le fait que l'opinion publique soit de notre côté et de briser les réseaux de communication adverses, ce sont là des connaissances simples à mettre en œuvre. Pour autant, est-ce suffisant pour agir ? On oublie peut-être d'autres paramètres essentiels. Puis, surtout, c'est bien de dire que je dois séduire l'opinion publique : mais comment ? Sur la question du comment, je dois me débrouiller, le savoir stratégique ne m'apporte rien ici.

Ainsi, le savoir stratégique souffre d'un dilemme. Il doit être intelligible tout en exprimant le plus clairement la complexité du réel. Plus le savoir élaboré sera complexe, plus il sera inintelligible et donc inefficace mais, à la fois, plus il tiendra compte de la complexité du réel et donc sera efficace. Ce paradoxe est l'une des principales difficultés lorsque l'on souhaite élaborer un savoir stratégique ou une doctrine.

 

L'utilité des principes de guerre pour résoudre ce paradoxe.

C'est peut-être ce paradoxe qui a amené les penseurs de la stratégie a listé des principes de la stratégie. En effet, l'avantage des principes stratégiques est qu'ils sont faciles à retenir. Souvent, ils ne sont que d'un nombre limité et sont énoncés d'une manière claire. Liddell Hart, par exemple, donne une liste de principes positifs et négatifs dans son ouvrage majeur (Stratégie) qui peuvent tenir en quelques lignes, tel que le principe selon lequel il faut attaquer l'adversaire là où il s'y attend le moins (voir à cet égard notre premier billet). Puis, les principes stratégiques ne sont pas simplistes parce que, généralement, les auteurs s'appuient sur une réflexion complexe. Par exemple, Clausewitz énonce le principe selon lequel la défensive est généralement une forme stratégique supérieure à l'offensive, après avoir développé de nombreuses pages théoriques sur l'attaque et la défense.

L'intérêt des principes stratégiques est donc de résoudre le paradoxe énoncé plus haut en synthétisant un savoir complexe à travers quelques lignes de conduite à suivre. Par ce biais, les principes stratégiques tiennent compte de la complexité du réel tout en restant accessibles à la pensée en action. Certes, ils n'y parviennent qu'imparfaitement, mais en stratégie on cherche bien souvent à adopter la moins pire des stratégies plutôt que la meilleure qui, elle, nous est pratiquement toujours inaccessible.

Publié dans Réflexions

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