L'excellent silence des grandes stratégies - Sun Tzu et les Suisses.

Publié le par Jimoni / Passion Stratégie

J'ai écrit deux articles sur la question de la désignation du meilleur stratège de l'histoire (ici et ). De nombreuses raisons me poussaient à considérer qu'il était trop difficile de parvenir à une réponse, même après une réflexion sérieuse et rigoureuse. Je tiens ici à vous démontrer que c'est véritablement impossible, non seulement du point de vue de la théorie stratégique, de la logique, que de l'observation empirique de l'histoire.

Parce qu'effectivement, Cher.e.s Lecteur.rice.s, le bon stratège n'éclaire pas le monde de l'éclat de sa gloire : point du tout. Bien au contraire, l'excellent stratège est tapis dans l'ombre et le commun a bien du mal à reconnaître en lui le talent suprême en matière de stratégie. Comment est-ce possible, me direz-vous ? Comment, en effet, pouvons-nous envisager l'hypothèse que les belles victoires remportées par le plus grand des stratèges nous soient inconnues ? De fait, une victoire s'observe habituellement, et l'on mesure la grandeur des Hommes par la grandeur de leur accomplissement. Si Napoléon Bonaparte dort aujourd'hui sous la Coupole des Invalides au sein de la Ville Lumière, au centre d'un fastueux décor destiné à commémorer sa vie romanesque et à son culte, c'est bien parce que son intelligence brilla de mille feux à Austerlitz, Iéna, Ulm, puis Wagram !

Mes Chers et Chères, je m'excuse toutefois de vous le dire : si vous adhérez à de telles argumentations, ce n'est qu'en raison de l'aveuglement que vous provoque la lumière émise par ces glorieux personnages. Frottez-vous les yeux et reprenez vos esprits : vous verrez, peut-être, qu'il faut oser marcher dans l'obscurité de l'histoire pour découvrir les plus belles naissances de l'humanité.

Au-delà de ces belles paroles, je me dois de citer, tout d'abord, Maître Sun afin de vous convaincre du bien-fondé de mes propos. Dans L'art de la guerre, il écrit : 

Aussi les victoires remportées par un maître dans l’art de la guerre ne lui rapportaient ni la réputation de sage, ni le mérite d’homme de valeur. Qu’une victoire soit obtenue avant que la situation ne se soit cristallisée, voilà ce que le commun ne comprend pas. C’est pourquoi l’auteur de la prise n’est pas revêtu de quelque réputation de sagacité. Avant que la lame de son glaive ne soit recouverte de sang, l’Etat ennemi s’est déjà soumis. Si vous subjuguez votre ennemi sans livrer combat, ne vous estimez pas homme de valeur. Tels étaient nos Anciens : rien ne leur était plus aisé que de vaincre ; aussi ne croyaient-ils pas que les vains titres de vaillants, de héros, d’invincibles fussent un tribut d’éloges qu’ils eussent mérité. Ils n’attribuaient leur succès qu’au soin extrême qu’ils avaient eu d’éviter jusqu’à la plus petite faute. "

Le Maître, par ce passage, ne voulait signifier rien d'autre que la chose suivante. Le combat se prépare en amont. Le talent ne se situe pas au moment de la victoire mais il précède à celle-ci. Autrement dit, le Grand Stratège accomplit son objectif avant même son accomplissement ou, pour être plus clair, il remporte la guerre virtuellement avant de la gagner réellement. C'est une idée parfaitement logique, dès lors que notre monde est régi par le principe de causalité. Si la victoire est la conséquence attendue et voulue par le stratège, celle-ci ne peut avoir pour causes que les agissements précédents de ce dernier et de son adversaire.

Cette idée a également deux implications. La première d'entre elles est que la victoire est facile à obtenir pour le Grand Stratège. Si ses actions préliminaires furent excellement menées, remporter la victoire doit s'apparenter à la cueillette d'un fruit mûr au bout de la branche d'un arbre. La deuxième implication est que s'il excelle jusqu'à atteindre le summum de l'art de la guerre, le combat n'a même plus besoin d'avoir lieu puisque la situation préalable à celui-ci est si confortable pour le stratège que son adversaire est contraint à l'abandon. Dans les deux cas, la victoire n'est pas éclatante.

Ainsi, c'est en dépassant ses limites et en recherchant la perfection de son art que le Stratège tombe dans l'oubli, parce qu'au sommet de la montagne des meilleures stratégies se trouve la facilité, puis l'absence de combat à son pic.

Je termine alors par l'approche empirique de cette réflexion. Observez les pays du monde entier. La France est une nation glorieuse. Elle est l'héritière d'une immense histoire militaire, jonchée de grandes victoires comme de défaites. Le prix de cette gloire se compte en millions de vies perdues et en millions de litres de sang versés. Nous pourrions, à ce titre, prendre d'autres exemples comme la Russie ou les Etats-Unis d'Amérique. Pourtant, ces deux-cents dernières années, une nation a fait preuve d'une stratégie infiniment plus efficace. Cette nation, c'est la Suisse. Depuis les guerres napoléoniennes, elle n'a connu que trois guerres. Une guerre civile, en novembre 1847, qui fit moins d'une centaine de victimes. La Seconde Guerre mondiale dont elle ne subit, pour conséquence, car elle n'était pas belligérante, que quelques incidents frontaliers dus aux aviations allemande puis alliée. Enfin, la Suisse envoya quelques soldats en Afghanistan dont seuls quelques-uns furent blessés au combat.

Certes, les Suisses n'ont pas un Napoléon Bonaparte sommeillant à Zurich ou à Genève. Pourtant, veuillez admirer le magnifique résultat de leur politique extérieure : ils n'ont eu à déplorer quasiment aucun mort ! Il faut ajouter qu'aujourd'hui, la Suisse est l'un des pays les plus développés du monde, avec une économie florissante et une démocratie hautement admirée. Ainsi, elle a obtenu les fruits de la victoire, la prospérité, sans la gloire ensanglantée des combats. N'est-ce dès lors pas une victoire bien plus grande ?

Par une politique étrangère de neutralité et une organisation militaire particulière, la Suisse est parvenue à se prémunir des dangers de la guerre. Si elle n'a pas remporté de batailles écrasantes, ni menée des opérations militaires d'envergure et spectaculaires, elle a, en vérité, gagné de nombreuses guerres virtuellement parce qu'elle a su se rendre invincible pour ne pas avoir à les conduire, comme le préconisaient les Anciens selon Sun Tzu.

D'après Carl von Clausewitz, les dieux de la guerre, les meilleurs stratèges, furent Alexandre le Grand et Napoléon Bonaparte. J'ai moi-même considéré Alexandre comme le meilleur. J'ai changé d'avis. Les meilleurs stratèges, nous ne les connaissons pas : ce sont les dirigeants de la Suisse, les Pères fondateurs de l'Union européenne, ces petits officiers qui surent habilement éviter une escarmouche sur un théâtre de guerre... Bref : ces Femmes et ces Hommes qui ont sauvé la Paix en excellant dans l'art de la Guerre.

 

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