Critique d'une vidéo sur l'interdiction de l'arme nucléaire.

Publié le par Jimoni

Le journal Le Monde a publié une vidéo dans laquelle on se demande s'il faut interdire les armes nucléaires ? Dans cette vidéo, il semble que le parti pris soit en faveur de l'interdiction. L'argumentation nous semblant un peu simpliste, nous avons décidé d'en faire une critique.

Après une brève introduction, l'argumentation commence en tentant de répondre à la problématique de savoir si la dissuasion nucléaire protège-t-elle vraiment ? Puis on nous indique que l'argumentation va consister en la critique de trois principaux arguments donnés par les partisans de l'arme nucléaire. La première critique que nous pourrions donner réside dans le caractère "principal" de ces arguments, mais nous y reviendrons ultérieurement. Commençons plutôt par la critique du fond plutôt que celui de la forme.

Donc, d'abord, la journaliste de la vidéo nous dit que le premier argument des partisans de l'arme nucléaire est de dire que depuis 1945, aucune guerre entre grandes puissances n'a eu lieu. Cet argument est contredit par le fait que rien ne prouve que c'est grâce à l'arme nucléaire, et que rien ne prouve qu'à l'avenir il n'y aura pas de guerre entre les puissances nucléaires. La journaliste poursuit en affirmant que le pouvoir de dissuasion a déjà trouvé ses limites en prenant l'exemple du débarquement de la baie des cochons en 1961, et les récentes tensions entre les Etats-Unis et la Corée du Nord. Premières remarques :

  1. Il est vrai qu'on ne peut pas quantifier le nombre de fois où l'arme nucléaire a pu empêcher une guerre. Malgré tout, des archives existent, et en se renseignant un minimum sur l'histoire on sait que l'arme nucléaire a eu un véritable poids sur les décisions des dirigeants politiques. Par exemple, la dissuasion nucléaire française a révisé les plans d'invasion de l'Europe de l'Union soviétique (cf: Guerres et Histoire n°38). Par ailleurs, s'il est vrai que rien ne nous permet d'affirmer que personne n'utilisera l'arme nucléaire à l'avenir, précisons que vu les désavantages énormes que cela engendrerait pour les belligérants, il est peu probable que quelqu'un appuie un jour sur le bouton rouge.
  2. L'exemple de 1961 n'est pas bon du tout. L'arme nucléaire est une arme de dernier recours, elle vise à assurer l'intégrité d'un Etat. Même si Cuba était d'un intérêt géostratégique majeur pour l'URSS, il n'était pas vital non plus. En fait, l'arme nucléaire empêche surtout les guerres majeures. A contrario, elle autorise davantage les guerres limitées, voire très limitées. Et encore, c'était en 1961. Avec le temps, les armes nucléaires tactiques se sont développées, dissuadant même les guerres limitées entre ces grandes puissances. Et concernant les tensions entre les Etats-Unis et la Corée du nord, c'est un très mauvais exemple : c'est en effet la meilleure preuve que la dissuasion nucléaire fonctionne puisque malgré de dangereuses provocations militaires, aucune guerre n'a été déclarée.

Ensuite, on nous présente le deuxième argument principal qui est qu'il existe déjà un traité de non-prolifération des armes nucléaires. La journaliste présente sa contre-argumentation en démontrant que depuis ce traité, en 50 ans, quatre Etats se sont ajoutés à la liste des Etats possédant l'arme nucléaire. De plus, des statistiques montrent qu'un grand nombre d'incidents depuis 1995 implique du matériel nucléaire, dont du vol de matériel, montrant la volonté de certains Etats ou certains groupes de se procurer l'énergie nucléaire. Ainsi, le traité n'aurait pas marché. Elle nous précise également que l'argument des partisans de l'arme nucléaire est de dire que ces nouvelles puissances nucléaires cherchent à assurer leur sécurité via l'arme nucléaire.

  1. Effectivement, le traité de non-prolifération n'a pas marché puisque l'arme nucléaire a proliféré. Mais, soulignons que cette prolifération est relativement peu importante (4 Etats en 50 ans, c'est 1 Etat tous les 12 ans et demi), et qu'elle n'a engendré que des puissances nucléaires mineures. Après, concernant les statistiques, c'est assez flou : parmi ces pourcentages, quelle est la part des incidents concernant des Etats ou des groupes armés voulant se procurer du matériel nucléaire ?

Enfin, on nous dit que le troisième argument principal des partisans de l'arme nucléaire, et argument qui a le plus de poids, est de dire qu'abolir l'arme nucléaire "ça ne se décrète pas" et que même si les puissances nucléaires décident de désarmer, certaines ne voudront jamais comme la Corée du Nord. La journaliste contredit cet argument en disant que rien ne dit que le désarmement se ferait en une nuit. Ensuite, par l'intermédiaire d'un argument de Tim Wright (directeur d'ICAN Asie-Pacifique), on nous affirme que l'interdiction de l'arme nucléaire est la première étape essentielle à un désarmement progressif qui permettrait, entre autres, d'établir une solide norme morale internationale déclarant les armes nucléaires inacceptables. Ensuite, on nous montre que cette méthode a été utilisée pour d'autres armes de destruction massive, comme les armes chimiques, et qu'elle a fait ses preuves.

  1. S'il est vrai que rien n'interdit aux puissances nucléaires de désarmer sur plusieurs années voire plusieurs dizaines d'années, il est illusoire de croire qu'on pourrait désarmer tout le monde. Certains Etats n'ont pas nécessairement besoin (et nous insistons bien sur le mot "nécessairement") de l'arme nucléaire, comme la France ; mais d'autres en ont besoin pour leur survie. On cite la Corée du Nord comme un Etat qui, du fait du peu de confiance qu'elle inspire, ne se débarrassera jamais de la bombe nucléaire. Mais ce n'est pas un problème de confiance : la bombe est son moyen le plus certain de survivre. Et cela depuis le début de son existence : la bombe nucléaire soviétique, la bombe nucléaire chinoise, et maintenant sa propre bombe, ont toutes contribué à la survie du régime nord-coréen. Un autre exemple d'Etat qui a besoin de l'arme nucléaire : Israël. Il faut avoir une vision lucide de la situation et comprendre que les Etats pensent avant toute chose à la protection de leurs intérêts, et en particulier au maintien de leur intégrité (et il n'y a rien de plus naturel).
  2. Ensuite, l'exemple du démantèlement des armes chimiques n'est pas du tout pertinent. C'est une arme de destruction massive, oui, mais cela n'a rien à voir avec l'arme nucléaire. En matière de capacité de destruction, de dégâts, l'arme nucléaire surpasse largement toutes les autres armes de destruction massive. C'est pourquoi l'arme nucléaire a un pouvoir dissuasif que les armes chimiques n'ont pas. Il est difficile pour les puissances nucléaires d'accepter de se désarmer  d'une telle arme au risque qu'un Etat opportuniste en garde, même en secret.
  3. Enfin, nous doutons qu'une norme morale internationale permette d'empêcher les Etats de se doter des armes nucléaires. Nous ne doutons pas du fait que la morale peut avoir un véritable poids dans les choix politiques. Mais la morale trouve rapidement ses limites : lorsque les intérêts vitaux de l'Etat s'y opposent, rien n'empêchera le "prince" de transgresser les normes pour des affaires d'aussi grande importance.

Voilà la critique sur le fond de la vidéo. Concernant la forme, c'est-à-dire concernant les arguments des partisans de la bombe nucléaire. Nous ne nions pas que ce sont là de véritables arguments. Mais ce ne sont pas les principaux. L'argument principal est bel et bien celui de la destruction mutuelle assurée. Or, on ne nous en parle pas explicitement dans cette vidéo. Cet argument pourrait se rattacher au premier argument, l'argument historique, en expliquant que c'est cette destruction mutuelle assurée qui empêcherait les puissances nucléaires de déclencher des hostilités. Nous trouvons un peu facile de prendre un argument "adverse" sans l'expliquer au fond. C'est non seulement facile, mais cela rend la contre-argumentation donnée par la vidéo inexacte puisqu'elle ne s'attaque qu'à l'argument en lui-même et non aux explications de cet argument. Dernière critique sur la forme, la problématique posée par la vidéo est la suivante : "la dissuasion nucléaire nous protège-t-elle vraiment ?". Au lieu de répondre à cette problématique, on nous montre une critique des arguments des partisans de l'arme nucléaire. Certes, le premier argument répond bel et bien à cette problématique, dans une certaine mesure le deuxième aussi. Mais le troisième argument n'a rien à voir, il porte sur la question de la possibilité du démantèlement des armes nucléaires. Or, ici, la question porte sur l'efficacité de la dissuasion nucléaire. Il aurait été plus judicieux de poser cette problématique : "le démantèlement des armes nucléaires est-il possible et même souhaitable ?".  Bon, ce n'est pas très grave, ce ne sont là que des questions de forme et nous admettons que nous titillons un peu. Mais pour la cohérence d'un débat, il est important que tout le monde sache exactement de quoi on parle. C'est pourquoi nous avons jugé qu'il était judicieux d'en parler.

Pour terminer. Le vrai problème, c'est le fait que nous trouvons dommage qu'une question si complexe soit réduite à une vidéo de quelques minutes. Cette question mérite plus de réflexions. Le problème est qu'en si peu de temps, il est difficile de développer correctement les arguments de part et d'autre. C'est pourquoi, par cette critique, nous avons voulu fournir un apport à ce débat.

Publié dans Réflexions

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article