Les rapports entre la stratégie et la philosophie.

Publié le par Jimoni

 

Athéna, déesse grecque de la sagesse et de la stratégie militaire.

 

Existe-t-il des rapports entre la philosophie et la stratégie ? A priori, on serait tenté de dire non et d’affirmer que ces deux disciplines s’opposent nettement. En effet, la stratégie fait partie intégrante du domaine de la guerre, de la violence organisée, alors que la philosophie traite de morale, de justice, ou encore du bien. Malgré tout, cette tentation est naïve et fausse. D’une part, parce que la philosophie traite de questions bien plus larges comme la logique, ou encore la recherche de la vérité ; questions dont les réponses peuvent tout à fait servir la réflexion stratégique. D’autre part, la morale ou l’éthique peuvent très bien s’appliquer dans le champ militaire et c’est pourquoi on enseigne le droit international humanitaire à nos armées.

 

Ici, nous allons plutôt traiter des rapports que la stratégie et la philosophie ont mutuellement du point de vue de la réflexion. En effet, lorsque l'on scrute l’histoire militaire et l’histoire de la pensée stratégique, on constate l’existence de liens et d’influences réciproques entre la pensée militaire et la pensée philosophique, tant au niveau de la pensée théorique que de la pensée pratique. Je vais m’attacher ici à vous en présenter quelques exemples.

 

Parmi les influences réciproques, plus ou moins implicites ou explicites, entre la stratégie et la philosophie, il y a d’abord le cas d’Aristote qui a éduqué le jeune Alexandre alors qu’il n’était pas grand. Aristote lui a transmis son savoir : la logique, la science politique, etc. Quelle fut la part d’influence de l’enseignement philosophique d’Aristote sur les stratégies d’Alexandre le Grand ? Il est presque impossible d’y répondre avec certitude. Notons, toutefois, qu’Alexandre se distingue parmi les généraux de son époque par sa compréhension du lien entre la politique et la guerre. On le remarque lorsqu'il cherche, lors de ses conquêtes, à obtenir l’adhésion des peuples conquis en respectant leurs coutumes, voire en les adoptant. Or, cette acceptation du relativisme culturel et politique par Alexandre est commune avec la philosophie politique d’Aristote pour qui, par exemple, tel régime politique peut être adapté à un peuple et inadapté pour un autre. Je pourrais ajouter à titre personnel, et sans trop m’avancer, qu’on pourrait également déceler dans les stratégies d’Alexandre une application de la théorie des causalités d’Aristote dans le sens où, plusieurs fois, il cherche à régler des problèmes stratégiques par la résolution de leurs causes (mais je préfère ne pas en dire plus, c’est une interprétation personnelle hasardeuse qui nécessiterait plus de développements et de réflexions).

 

D’autres exemples d’influence de la philosophie sur la stratégie existent. Il y a par exemple Machiavel, philosophe politique, qui traite de la stratégie dans plusieurs de ses ouvrages. N’oublions pas d’ailleurs deux choses sur Machiavel. Premièrement, il prend l’exemple des conquêtes d’Alexandre le Grand pour illustrer sa philosophie politique à ses lecteurs (les princes, ou les futurs princes). Deuxièmement, Machiavel pense que la stratégie militaire doit être la science du pouvoir. Un prince efficace doit connaître l’art de la guerre. Machiavel dit que le prince doit user autant de la force que de la ruse. Le courage (la force d’âme) et l’intelligence rusée sont avant tout des qualités attachées à la figure du stratège. Ainsi, le chef de guerre est pris pour idéal à atteindre par Machiavel dans sa philosophie politique. Par là, Machiavel établit des ponts entre la stratégie et la philosophie politique.

 

L’influence de Machiavel sera grande, si grande que même parmi ses plus fervents opposants intellectuels, on trouve une personne qui applique à la politique étrangère les principes de Machiavel : on parle ici de Frédéric II de Prusse, dit « Le Grand ». Frédéric II est l’archétype du monarque éclairé. Il a écrit lui-même des ouvrages philosophiques, mais c’est sûrement aussi le meilleur tacticien de l’époque moderne. Est-ce que sa philosophie a eu une influence sur ses stratégies ? Encore une fois, il est difficile d’en déterminer la part. Toutefois, il est certain que celle-ci existe, ne serait-ce que dans l'inconscient de Frédéric.

 

Jusque là, on a surtout vu des exemples de philosophies politiques qui ont influencé les stratèges, ou des stratégies qui ont influencé des philosophes politiques. Mais la philosophie politique n’a pas l’exclusivité de cette influence. Deux exemples majeurs nous permettent de l’affirmer : celui de Clausewitz et de Sun Tzu. Il est peut être d’ailleurs significatif que les deux plus grands stratégistes de l’histoire aient été directement influencés par des pensées philosophiques.

Concernant Carl von Clausewitz, la lecture de son ouvrage frappe par sa portée philosophique. Clausewitz a influencé de nombreux penseurs tels que Raymond Aron. Mais il a été lui-même influencé par un grand philosophe, au moins indirectement : Emmanuel Kant. En effet, son ouvrage « De la Guerre » s’inscrit pleinement dans le courant philosophique de l’idéalisme allemand. Cette inscription, on peut le déduire du fait que Clausewitz a recours aux mêmes méthodes de philosophie. Notamment, Clausewitz distingue bien les guerres réelles de la guerre absolue. Les guerres réelles sont celles qui existent factuellement, alors que la guerre absolue est l’Idée de guerre, c'est-à-dire la guerre telle qu’elle est au niveau conceptuel, ou telle qu’elle est en soi. Pour cerner la guerre absolue, Clausewitz va s’intéresser à la nature même de la guerre en déterminant son essence. De cette façon, il peut cerner, en quelque sorte, les éléments qui déterminent pourquoi les guerres réelles sont qualifiées de guerre. Autrement formulé, toutes les guerres ont comme patrimoine commun sémantique le mot « guerre », et Clausewitz parvient à cerner la signification de ce mot en se débarrassant des réalités factuelles : c’est la guerre au sens absolu, ou la guerre en soi. Cette méthode qui consiste à cerner la réalité indépendamment des réalités factuelles est celle de la chose en soi, qui est un concept de Kant. De cette idée de guerre absolue, Clausewitz tire de multiples conclusions d’une remarquable pertinence, mais nous ne traiterons pas de cela ici car nous nous limitons au constat de l’influence de la philosophie kantienne sur la pensée stratégique clausewitzienne.

Concernant Sun Tzu, deux philosophies semblent avoir exercé une influence déterminante. Premièrement, le moïsme qui prône le pacifisme. En effet, s'il traite de l'art de faire la guerre, on peut déceler dans ses écrits la volonté de suggérer à ses lecteurs d'atténuer  le plus possible les maux de la guerre, comme nous l'avons montré dans un précédent article. Deuxièmement, la philosophie du Tao, le taoïsme, dont l’influence transparaît nettement dans le chapitre VI de « L’art de la guerre » lorsque Sun Tzu parle des vides et des pleins. Ce chapitre est la transposition du Yin et du Yang du taoïsme à la stratégie militaire. Bien sûr, l'influence du taoïsme ne se limite pas à ce chapitre et est clairement perceptible dans l'ensemble de l'ouvrage. Rappelons d’ailleurs que le fondateur du taoïsme, Lao Tzu, traite lui-même de stratégie dans le « Tao Te King », mais aussi que le taoïsme a eu une influence sur des domaines variés tels que la médecine chinoise traditionnelle. Nous trouvons également d'autres philosophies dans « l'Art de la Guerre » comme le légisme en ce que Sun Tzu insiste particulièrement sur la discipline, par exemple dans le passage suivant : « Des ordres toujours suivis d'effet assurent la discipline ; en cas contraire, l'indiscipline. ». Le strict respect des ordres, des règles, est primordial chez Sun Tzu, tout comme chez les légistes. D'ailleurs, il semble que la pensée stratégique chinoise est bien plus influencée par la philosophie que la pensée occidentale. À la lecture des « Sept Traités de la guerre » (traduit du chinois et commenté par Jean Lévi, paru en 2008 aux éditions Hachette), on remarque que tous les traités chinois sont influencés par des philosophies chinoises telles que le confucianisme et le taoïsme. Je relativise toutefois mon affirmation en remarquant qu'on peut expliquer le fait que les stratégistes occidentaux ont commencé à établir des principes de guerre, voire des lois, à partir de l'époque moderne jusqu'à l'époque contemporaine, suite à l'influence du rationalisme puis du positivisme.

Revenons toutefois à Sun Tzu. Ce stratégiste est en fait doublement intéressant pour notre article. En effet, non seulement il est une grande illustration de l'influence de la philosophie sur la pensée stratégique, mais il est peut être encore plus emblématique de l'inverse : l'influence de la pensée stratégique sur la philosophie. Mais cette influence est particulière parce que ce n'est pas la philosophie des grands philosophes qu'il a inspiré, mais la philosophie populaire. Sun Tzu est devenu une icône de la « Pop culture » à sa manière. Certains groupes de musique, comme Sabaton, font directement référence à « L'art de la guerre ». Il y a aussi de célèbres youtubeurs qui affirment qu'ils tirent leur philosophie de vie de l'ouvrage de maître Sun. Visitez ce blog entièrement consacré à Sun Tzu et qui démontre clairement l'étendu de son influence, cela vaut le détour. On a dit que la philosophie était une discipline qui touche à tout, peut-être que cela explique son succès. En fondant une bonne partie de sa pensée stratégique sur la philosophie de son époque, il a imprégné son œuvre d'une séduisante sagesse.

 

CONCLUSION :

 

L'art de la guerre serait-il l'art de la sagesse ? Une telle conclusion serait prématurée et sans doute fausse. Un bon chef de guerre doit faire preuve d'audace et d'intrépidité, alors que la prudence est une des vertus du sage. Ce qui est certain, c'est qu'il existe des liens évidents entre la stratégie et la philosophie. Il semble aussi que les bons stratèges et les stratégistes les plus pertinents ont eu l'occasion de découvrir et d'apprendre la philosophie. Nous ne pouvons alors que conseiller à l'apprenti-stratège de s'intéresser à cette discipline qui peut être une étape clé dans sa progression personnelle. Comme le disait de Gaulle, l'école du commandement est la culture générale : nul doute que la philosophie en est une partie fondamentale.

 

Publié dans Réflexions

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